Barbara Stiegler : « Refuser d’abandonner les sciences de la vie et de la santé aux experts »

© F. Mantovani

À la suite de son dernier ouvrage Du cap aux grèves paru en août dernier aux éditions Verdier et en écho à son essai de 2019 « Il faut s’adapter », nous nous sommes entretenus avec la philosophe et enseignante à l’université de Bordeaux Barbara Stiegler. Nous y évoquons ses travaux sur le néolibéralisme, la manière dont ils ont été accueillis en pleine crise des Gilets jaunes et leur écho en période de pandémie, prétexte à une offensive sur les libertés individuelles — un thème qu’elle développera dans un ouvrage à paraître le 14 janvier 2021 aux éditions Gallimard, De la démocratie en Pandémie. La philosophe revient également sur son propre engagement militant et porte un regard critique sur les formes traditionnelles de la lutte sociale. Entretien réalisé par Guillemette Magnin et Vincent Ortiz.

Le Vent Se Lève – Au début de votre livre, vous décrivez le mouvement des Gilets jaunes comme une « nouvelle étape dans la compréhension du projet néolibéral ». Plus tard, vous voyez dans le mouvement contre la réforme des retraites l’affirmation d’une « autre vision des rythmes de la vie, du sens de l’évolution et de notre vie sur terre ». Selon vous, dans quelle mesure les manifestants ont-ils eu à l’esprit cette nouvelle vision ? Comment s’est-elle exprimée, visuellement, dans la rue ?

Barbara Stiegler – Pour ce qui est des Gilets jaunes, ils ont fait la démonstration que « le cap » promu par le néolibéralisme, celui d’une adaptation de tous à la mondialisation, condamnait des populations entières à l’échec et à la disparition, non seulement du point de vue de leur emploi mais jusque dans leur manière de vivre. Ils ont montré qu’à l’ère de la crise écologique, le néolibéralisme conduisait les classes populaires à l’impasse en les plaçant dans une contradiction impossible : l’obligation de se déplacer vers les périphéries (du fait de la gentrification des métropoles) et l’obligation conjointe de revenir dans les centres-villes (au nom de la lutte contre la pollution).

Le cap est tout simplement apparu intenable, et les Gilets jaunes en ont très logiquement déduit la nécessité de se réapproprier notre démocratie. Visuellement, ils ont reconstitué des agoras miniatures sur les ronds-points, mais aussi des forums et des assemblées, avec notamment les « assemblées des assemblées », signe d’une réelle inventivité politique dont on a trop peu rendu compte dans les grands médias.

Retrouvant des questions qui étaient celles de la démocratie athénienne, ils ont aussi renoué avec la symbolique républicaine et rousseauiste : celle de la souveraineté du peuple, de sa Volonté générale et du Contrat social. Réhabilitant les services publics, ils ont donné un élan considérable au mouvement de défense des retraites, dans lequel les agents de la fonction publique (enseignants, soignants, travailleurs sociaux etc.) ont joué, conjointement avec les acteurs privés (avocats, cadres supérieurs), un rôle clé.

Tout est organisé pour diviser le monde en deux camps binaires : les complotistes populistes d’un côté, les progressistes réalistes de l’autre, la nuance et le questionnement sont tout simplement impossibles

Pour essayer de comprendre la force de ce mouvement, j’ai proposé une analyse plus globale de la notion de retraite. J’y ai vu le droit de se retirer de la compétition mondiale, de développer un autre rapport en effet à la temporalité et au rythme de la vie et des vivants que celui qu’imposait le projet de réforme du gouvernement. En imposant une retraite à point fondée sur la capitalisation individuelle, il transformait cet âge de la vie en une compétition continue et il imposait aussi cette vison à la jeunesse, dès son entrée dans la vie active. À la lumière de l’épidémie, qui touche à la fois les plus âgés et les plus jeunes, on voit sans peine les dégâts considérables qu’auraient produit aujourd’hui une telle réforme et on ne peut que se réjouir que ce projet ait été bloqué par la société.

LVSL – Malgré les liens évidents que vous dressez entre la problématique de votre ancien livre « Il faut s’adapter » et la révolte des Gilets jaunes, vous dites avoir été surprise de l’écho qu’ont eu vos travaux au moment des premières manifestations. La tyrannie de l’adaptation que vous décrivez semble également avoir été éprouvée et rejetée par les Gilets jaunes. Comment expliquez-vous que cette mobilisation ait eu davantage d’impact que les précédentes ? Était-il possible de l’anticiper ?

[Lire ici le premier entretien que nous avions effectué avec Barbara Stiegler à propos de son ouvrage « Il faut s’adapter »]

BS – Comme tout événement historique, le mouvement des Gilets jaunes est de l’ordre de l’irruption et de la création. Il n’était donc pas possible de l’anticiper. Ce que nous pouvions prévoir en revanche, c’était que le cap allait finir par être contesté massivement par les citoyens.

Si les Gilets jaunes ont eu autant d’impact, c’est à mon avis pour au moins trois raisons. D’abord pour l’inventivité symbolique et politique dont ils ont fait preuve. Ensuite pour la force politique de leurs revendications, inscrites dans un double héritage démocratique et républicain. Et enfin parce qu’ils ont surpris tout le monde et en particulier tous ceux qui pensaient que les classes populaires étaient indifférentes à la chose publique. Pendant des années en effet, les chroniqueurs nous ont abreuvés d’un discours typiquement néolibéral sur l’apathie des populations et la passivité des masses.

À les entendre, les « Français » ne s’intéressaient qu’à la consommation et à l’emploi et ils étaient rivés à leurs seuls intérêts privés. Cette mise en scène, largement orchestrée par les grands médias, a brutalement été déjouée à partir du 17 novembre 2018. À la stupéfaction des classes bourgeoises et diplômées, on a vu les Français des zones périphériques se passionner pour la démocratie, les questions de justice sociale et environnementale et l’héritage républicain de la Révolution française.

On a vu aussi que ce mouvement avait réussi à marginaliser très rapidement les velléités racistes ou le discours anti-immigrés de certains, au profit d’une série de revendications cohérentes dans lesquels tous les Gilets jaunes sans exception étaient en mesure de se reconnaître. L’adversaire n’était plus le travailleur pauvre, l’immigré ou le migrant, vieille stratégie de division mise en place par tous les gouvernements depuis les années 1970 pour mieux régner. Il devenait le cap néolibéral, imposé autoritairement par la monarchie présidentielle, niant à la fois la République et la démocratie. Et c’est ce qui explique qu’ils aient personnalisé leur lutte autour de la figure d’Emmanuel Macron.

LVSL – Fin 2019, vous réalisez que la lutte menée dans le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche s’inscrira « presque naturellement » dans le vaste mouvement social qui s’étend dans le pays. Ce constat a-t-il été largement partagé par vos confrères ? Le mouvement des Gilets jaunes, suivi des manifestations contre la réforme des retraites, était-il particulièrement propice à cette convergence des luttes ?

BS – Je crois en effet que, si l’on compare la situation actuelle de l’Université avec celle de 2009, date à laquelle nous nous étions déjà mobilisés pour lutter contre le gouvernement d’alors, nous sommes désormais beaucoup moins isolés. La casse des services publics de santé, d’éducation et de recherche commence désormais à être visibles aux yeux de tous, et l’attachement des classes populaires à ces services publics est l’une des leçons du mouvement des Gilets jaunes, ce que la crise sanitaire a durablement renforcé.

La vieille opposition construite par les pouvoirs dominants entre « les Français » et « les fonctionnaires » est donc en voie d’être déjouée. Mais il y a à cela une condition : que ces mêmes fonctionnaires s’engagent à se mobiliser pour l’intérêt général et pour la défense des services publics, en les mettant au service de tous. La grève peut dès lors être réhabilitée : non pas comme une lutte corporatiste pour des avantages acquis, mais comme un combat qui concerne tous les citoyens de ce pays qui tous ont besoin d’un système de santé, d’éducation et de recherche qui fonctionne.

LVSL – Vous décrivez dans votre livre une relation « destructrice » entre certains universitaires et les grands médias. Ce problème est-il structurel ?

BS – Je suis moins affirmative, puisque ma formule s’énonce sous forme de question. Mon expérience avec les médias a plutôt été jusqu’ici très positive, à ma grande surprise d’ailleurs. Du fait des Gilets jaunes, mon essai chez Gallimard, pourtant très dense, a bénéficié d’une promotion parfaitement inattendue. Mais les choses se sont compliquées quand je suis entrée en mobilisation, ce dont j’ai toujours prévenu mes interlocuteurs dans les médias pour que le contrat soit clair.

Cela m’a valu plusieurs déprogrammations brutales, sans explication claire, ou des mauvaises manières comme celles que je relate dans mon livre, à propos d’une Matinale de France Culture. Structurellement, alors que les grands médias fonctionnent de plus en plus sur le mode du spectacle, il est en effet difficile aux chercheurs académiques de se faire entendre. Quand tout est organisé pour diviser le monde en deux camps binaires : les complotistes populistes d’un côté, les progressistes réalistes de l’autre, la nuance et le questionnement sont tout simplement impossibles.

Critiquer le pouvoir en place, dans un tel dispositif, c’est nécessairement verser dans le complotisme et quitter le camp raisonnable du réalisme. En étouffant toute divergence, ce carcan manichéen sur lequel repose le macronisme, mais qui était déjà en germe dans les décennies précédentes, est évidemment destructeur pour notre démocratie, et c’est pour cette raison que nous devons nous battre pour tenter de nous imposer dans les médias.

Même si c’est une activité épuisante et risquée, et qui est d’ailleurs très mal vue dans mon milieu, j’estime qu’elle est de mon devoir. Car c’est le néolibéralisme qui depuis les années 1930 a imposé cette idée : une démocratie responsable reposerait sur le consensus des experts et des dirigeants et sur la disqualification de toute forme de résistance, renvoyée au retard, à l’inadaptation et à la déficience cognitive des populations. En critiquant publiquement le pouvoir depuis le savoir universitaire, en opposant aux experts les résultats de la recherche scientifique et du travail académique, on déjoue bien évidemment cette mise en scène, et c’est ce qui nous rend potentiellement très gênants pour le spectacle dominant.

Le capitalisme numérique est le grand gagnant de crise sanitaire. Il est donc temps que nous nous emparions de ce constat pour faire du numérique une question politique majeure.

LVSL – Lorsque vous décidez de ne plus vous limiter à « produire des idées » mais à « mettre les mains dans la lutte », vous êtes confrontée à un certain nombre de blocages. Lors d’une assemblée générale à laquelle vous participez à l’Université de Bordeaux, vous constatez rapidement que la révolte voulue par tous peine à se structurer. Y voyez-vous une obsolescence des formes traditionnelles de la lutte sociale ?

BS – Oui, et c’est l’enquête principale que je mène dans ce livre. Qu’est-ce qui nous empêche de nous mobiliser alors même que nous voudrions nous y mettre ? Qu’est-ce qui nous divise et nous entrave, alors même que nous sommes les plus déterminés ? Mes onze thèses sur la grève, qui font écho à Marx tout en proposant un contrepoint, égrènent tous les contresens qui embarrassent nos luttes sociales et qui le plus souvent relèvent d’une vieille métaphysique : celui du dualisme de l’âme et du corps, du sens eschatologique de l’histoire, de la teneur sacrificielle de la lutte pour n’en mentionner que quelques-uns parmi tant d’autres.

Recevez nos derniers articles

Ma conviction est que les universitaires et les militants ne réfléchissent pas à assez aux modalités concrètes de leurs activités, qu’ils ne sont pas assez réflexifs : Qu’est-ce qu’un cours ? Une évaluation ? Une réunion ? Une assemblée générale ? La démocratie universitaire ? Le virage numérique ? Toutes ces questions passionnantes sont souvent laissées de côté et abandonnées à des routines de travail ou de mobilisation qui ne sont pas interrogées. Dans une perspective locale et miniature, qui s’intéresse à la construction des luttes dans leur précision, ce sont pourtant de grandes questions politiques.

LVSL – Une thématique affleure à plusieurs reprises dans votre ouvrage : celle de la « transition numérique », qui semble faire partie intégrante de l’impératif néolibéral d’adaptation. Dans un article rédigé en 2016 (« Le demi-hommage de Michel Foucault à la généalogie nietzschéenne »), vous mentionniez l’émergence d’un évolutionnisme « algorithmique », caractérisé par un « adaptationnisme dur » – qui semble très compatible avec l’idéologie que vous analysez dans « Il faut s’adapter ». Avec la crise du Covid, le numérique n’est-il pas le secteur privilégié par lequel se déploie le néolibéralisme, dans le discours et dans les actes ?

BS – Absolument. Si les mesures de confinement ont semblé mettre un coup d’arrêt à la mondialisation, le virage numérique a en réalité permis de l’accélérer en favorisant un capitalisme de plateforme : le e-commerce évidemment, mais aussi la esanté et le e-learning. Pour le gouvernement actuel, qui portait depuis son arrivée au pouvoir le projet d’une révolution numérique dans tous les secteurs de la société, il est très clair que la crise a produit un effet d’aubaine : celui d’accélérer la transition numérique et de préparer les esprits aux mutations qui seront bientôt rendues possibles par la 5G.

Mais cela dépasse évidemment le cadre national. Pour beaucoup d’analystes, le capitalisme numérique est le grand gagnant de crise sanitaire, qui a d’ailleurs vu prospérer les grandes fortunes et les actifs financiers. Dans le même temps, nous avons pu faire l’expérience des désastres produits par cette vision sur l’enseignement, le soin, le travail et la vie sociale. Il est donc temps que nous nous emparions de ce constat pour faire du numérique une question politique majeure. À travers la lutte contre le capitalisme numérique, l’hégémonie du Big data et de la conduite algorithmique de nos sociétés doit d’urgence être affrontée par nos démocraties. Ce qui implique de ne pas abandonner les sciences de la vie et de la santé aux experts.

LVSL – Vous concluez votre livre en suggérant des pistes de résistance au néolibéralisme. Vous suggérez par exemple la constitution de communautés autonomes par rapport au marché global, à l’écart de ses flux, à l’abri de ses impératifs. Ce processus, selon vous, peut avoir lieu grâce à l’agrégation d’individus rétifs au fonctionnement du système. Vous écrivez notamment : « La réalité, c’est que le néolibéralisme se joue d’abord en nous et par nous, dans nos propres manières de vivre. Que ce qui est en cause, c’est bien nous-mêmes et notre intime transformation ». Cela peut surprendre les lecteurs de « Il faut s’adapter », où vous détaillez longuement la critique que John Dewey oppose au néolibéralisme de Lippmann. Dewey s’attache à démontrer le caractère déterminant de l’environnement sur les organismes, mais aussi la capacité de ces derniers à influer sur lui, à le modifier. Confrontés à un environnement aussi déterminant que celui du néolibéralisme, ne faudrait-il pas travailler à en abattre les différentes structures (par des réformes politiques à échelle nationale par exemple) plutôt que de chercher à s’en extraire ? Croyez-vous vraiment en l’efficacité d’une action que l’on peut qualifier « d’individualiste » face au néolibéralisme ?

BS – La miniaturisation des luttes que je défends n’est ni un individualisme, ni un renoncement à l’échelle nationale ou mondiale. Ce n’est pas un individualisme car elle ne prend évidemment corps qu’à plusieurs. Et ce n’est pas non plus un repli sur le local, car sa puissance est telle qu’elle a au contraire pour horizon un renouvellement politique profond, qui a évidemment vocation à essaimer ailleurs et à plus grande échelle. S’il faut dorénavant miniaturiser les luttes, c’est parce nous vivons une période où le pouvoir global de nos adversaires est si écrasant qu’il nous décourage et nous démobilise.

[Lire sur LVSL une analyse des thèses que Barbara Stiegler défend dans « Il faut s’adapter », par Vincent Ortiz et Pablo Patarin]

En revenant là où nous sommes, ici et maintenant, nous sommes parfaitement capables de lancer des chantiers politiques nouveaux et à notre portée. Or, dans une époque aussi effervescente que la nôtre, il est évident que ce qui se tente à Bordeaux s’expérimente aussi à Lille ou à Strasbourg. Que les zones rurales et périurbaines sentent elles aussi, pour reprendre une expression qui vous est chère, que le vent se lève et que c’est la rencontre entre les expériences multiples de tous ces métiers, ces territoires et ces secteurs, qui sont autant de réseaux de résistance, qui seule pourra renouveler les grands programmes ou les grands plans qui visent une échelle plus globale.

Nous devons en finir avec les visions de surplomp, cesser de croire que quelques esprits éclairés pourraient concevoir le bon programme pour « le monde d’après » et revenir aux enseignements de l’histoire. La résistance n’a pas commencé en 1944, elle n’a pas surgi d’un coup avec le CNR et le programme des jours heureux. Elle n’a pas commencé par concevoir un programme de gouvernement. Elle a commencé à quelques-uns, ici où là, en affrontant pied à pied un adversaire dangereux, qui maillait tout le territoire, et qui obligeait les réseaux à une lutte de long terme, sourde et clandestine.

Ce que nous devons réinventer aujourd’hui, c’est de la même manière une lutte de long terme qui réinvente la grève, le sabotage et les stratégies fines de résistance et qui nous permettent, ce faisant, d’inventer des alternatives créatrices dont nous n’avons, aujourd’hui, pas même l’idée. Ce que je défends est au fond très simple : ce n’est que dans la lutte politique concrète, en chair et en os, et non dans des cerveaux isolés les uns des autres devant leur écran, que la politique se réinvente.